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Le Travail du lin

Le lin qui est travaillé dans le Nord est une plante qui pousse un peu comme de l’avoine et qui donne une fibre couramment appelée «fil»; mais la particularité du lin c’est que la fibre entoure la tige, il y a donc une paille centrale qui doit être extraite, et c’est la fonction du rouissage. Pour rouir le lin, il faut le mettre en bottes comme du blé ou de l’avoine, et ces bottes sont empilées dans de grands bacs qui sont immergés dans la rivière. Père a peint un tableau qui montre les bacs dans l’eau, avec les grosses pierres qu’on met par-dessus pour qu’ils restent bien immergés. Toutefois, toutes les rivières ne conviennent pas au rouissage; leur eau doit contenir certains sels minéraux et des bactéries qui attaquent la paille du lin. Il se trouve que la Lys, une petite rivière sans importance qui rejoint l’Escaut, rouissait le lin à la perfection. L’industrie du lin s’est donc installée en Flandres le long de la Lys, en particulier dans les environs de Courtrai en Belgique, et à Halluin, Roubaix et Tourcoing en France.

Quand le lin est roui, on l’étale sur les champs pour le sécher et la paille, en pourrissant, dégage une odeur très spéciale. En été, toute la région empestait le lin pendant quelques semaines; c’est une odeur de moisissure, un peu comme du bois pourri, avec des relents de terre mouillée et une certaine amertume... une odeur qu’on n’oublie jamais. Une fois sec, le lin est passé dans une machine où il est battu par un genre de fléau, et la paille sèche, tombe mais la fibre n’est pas cassée. A la fin de l’été, on voyait les camions – chargés de gros écheveaux de lin brut, grisâtre comme de l’étoupe, avec des brins de paille que les cahots du camion faisaient encore tomber – partir vers les filatures où la fibre était lavée, filée, teintée au besoin, blanchie et préparée pour le tissage.

Un tissu de lin est appelé du «pur fil»; mélangé avec du coton, c’est du «métis». Père m’a appris très vite à reconnaître la différence; le lin est une fibre longue, et quand il est filé – les raccords quand deux fibres se joignent – sont assez espacés et, en transparence, on voit clairement les épaississements le long du fil. Par contre, le coton est une fibre très courte, donc ces raccords n’existent pas, mais l’enroulement de chaque brin avec le brin suivant donne des bouts de fil invisibles qui font que le coton est beaucoup plus doux au toucher à cause de cette espèce de duvet qui n’existe pas dans le lin, qui reste froid et rêche. Le métis combine les propriétés des deux fibres et est un tissu très solide qui était utilisé pour faire des draps, des nappes, des serviettes. Les draps en pur fil restent évidemment le «nec plus ultra» du linge de maison; très chers, ils constituaient la base du trousseau de la jeune mariée dans le Nord, et durent toute une vie. Mais le lavage et le repassage, merci! Quand je me suis mariée, j’en avais une douzaine que je faisais bouillir sur mon gaz dans une cuve étamée, puis il fallait les brosser sur une planche à laver et le séchage durait des jours, surtout quand nous habitions Dublin où il pleut tout le temps. Nous avions une bonne à la maison et une buanderie bien installée; je n’avais jamais de ma vie fait une grande lessive. Une fois mariée, j’ai dû m’y mettre et il est facile de comprendre avec quel enthousiasme j’ai adopté les draps en polyester et la machine à laver. Se coucher dans des draps en pur fil fraîchement lessivés est un délice, mais à quel prix?!

Le lin le plus fin venait de Russie et était exporté par l’Estonie et Riga; le lin le plus grossier était le lin irlandais qui n’était pas travaillé en France. Père avait toujours son «quart-de-pouce» dans la poche de son gilet et le sortait constamment. Un quart-de-pouce est un petit instrument en laiton qui, ouvert, à la forme d’un U dont chaque branche à un pouce carré (trois centimètres carrés); une des branches du U est une loupe; la branche opposée est une plaque de métal au centre de laquelle il y a un carré découpé d’exactement un quart-de-pouce de côté. Pour des raisons que j’ignore, le nombre de fils qui détermine la qualité du tissu est toujours compté en pouces. Donc, on ouvre le quart-de- pouce, on met le petit trou carré sur le tissu, on regarde par la loupe et on compte les fils : plus il y a de fils, plus le tissu est fin, meilleure est la qualité.

Quand nous allions au restaurant, dès qu’il était à table Père frottait entre le pouce et l’index un coin de la nappe, puis sortait son quart-de-pouce; neuf fois sur dix il pouvait dire non seulement si c’était du pur fil ou du métis (jeu d’enfant!) mais même qui était le fabricant et d’où venait le lin ou le coton utilisé. Mère était furieuse: «Enfin Alphonse! Toi et ton quart-de-pouce... qu’est-ce que les gens vont dire?» remarque qui n’avait pas le moindre effet évidemment... Je me demande où est passé ce quart-de-pouce?

L’usine Glorieux tissait le pur fil et le métis et faisait surtout du linge de table dit «damassé». Le damassé est un tissu blanc mais dans lequel on tisse un dessin en employant un fil différent pour la chaîne et la trame. Chaque fil de la chaîne (le fil sur le métier) est en quelque sorte relié à une longue aiguille qui butte sur les fameux cartons dont les rondelles étaient à la base de mes jeux. Les cartons sont en haut du métier et se déroulent régulièrement. Une aiguille qui rencontre un des trous du carton soulève le fil correspondant et la navette passe en dessous; à chaque passage de la navette, des fils différents sont soulevés et forment le dessin.

Un dessin pour le beau damassé comporte, pour cha- que serviette et pour chaque nappe, un médaillon central et une bordure plutôt fleurie. J’ai fait allusion à ma sœur qui préparait ces dessins; en fait, elle les inventait et devait ensuite les transcrire sur du papier quadrillé, comme un schéma de tapisserie où chaque carré représente un fil; le nombre de fils de trame insérés dans une longueur s’appelle précisément dans le jargon une «duite». Les dessins doivent donc se conformer à des dimensions très précises et tenir compte du nombre de duites nécessaire; plus il y a de duites, plus on peut affiner les détails du dessin. Quand Denise apportait ses dessins à la maison on ne parlait que de chaînes, trames et duites.

Mère avait ses armoires remplies de nappes qui étaient en réalité des trois quarts de nappe, car avant de lancer la production d’un nouveau dessin, on tissait un essai qui était un trois quarts de nappe permettant de juger le médaillon central et la bordure avec deux coins. Cet échantillon était rejeté et aboutissait en général à la maison : on en avait des piles... assez grands pour une petite table, on les coupait pour faire des torchons. Chez nous, il était impensable d’essuyer la vaisselle avec autre chose que du pur fil, et les armoires étaient pleines de linge de toute sorte. J’utilise encore pour les grandes occasions des serviettes en pur fil tissées il y a plus de soixante ans, lavées et empesées des centaines de fois et toujours en excellent état.

Après la guerre, l’arrivée des fibres artificielles, si faciles à entretenir, a virtuellement détruit l’usage du fil et du coton, tout au moins pour le linge de maison.

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